Les ferries soviétiques EGF-321

Seeleute Rostock
Dans les années 1980, au cœur de la Guerre froide, la Type EGF‑321 voit le jour : il s'agit d’une série de ferries ferroviaires et cargo-passagers construits en ex-RDA — à l’époque Mathias‑Thesen‑Werft (site de Wismar) — pour relier par mer le port de Mukran (RDA) à celui de Klaipėda (alors URSS, aujourd’hui Lituanie).
L’objectif est de garantir un lien ferroviaire fiable entre la RDA et l’URSS, sans passer par la Pologne qui tentait alors de s’affranchir de l’URSS depuis que l’ancien ouvrier des chantiers de Gdansk, Lech Walesa, s’est fait remarqué pour s’opposer au pouvoir Soviétique, ce qui lui vallu le prix nobel de la paix en 1983.
La série comprend officiellement cinq navires mis en service entre 1986 et 1989 — le sixième prévu ayant été annulé après la chute du mur de Berlin. Ces navires, initialement conçus pour le transport de wagons (en largeurs de voie soviétique), ont ensuite été convertis — pour la plupart — au transport de camions, de voitures, voire de passagers, suivant les évolutions géopolitiques et économiques.

Photo Norbert Pilz
Ils sont attribués pour trois d’entre eux, les Klaipedia, Vilnius et Kaunas, à la compagnie Lisco Baltic Service, Lithuanian Shipping compagny, compagnie d’Etat socialiste Lithuanien, rattaché au bloc de l’Est avant la chute de l’URSS. Cette compagnie est créée en 1969, et après quelques tergiversations elle est privatisée en 2001, puis rachetée par DFDS division Tor Line. Petite aparté, Tor Lines était une compagnie suédoise, rachétée par la suite par le géant DFDS, puis peu à peu absorbée, un peu au même titre que Norfolk, compagnie norvégienne au même destin. On peut donc dire que DFDS a rachété le lithuanien Lisco, le suédois Tor Lines, et le norvégien Norfolk (qui appartenait déjà à Maersk depuis 1985). Lisco, ont-ils eu des navires français ? Assurément, l’ancien Monte Stello de la SNCM y a fait un court passage après son échouage de 1994.
Deux autres d’entre eux, les Mukran et Greiswald, sont attribué au pendant RDA de la Lisco, la compagnie Deutfracht Seereederei (DSR). C’est un peu la même chose, la compagnie a été rachetée en 1990 par Hamburger Lloyd après la chute du mur, puis elle a peu à peu été dissoute dedans.

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Mukran (Odeep One)
Premier navire de la série EGF-321, le Mukran est lancé en 1985 et livré en 1986 pour le compte de Deutfracht Seereederei, devenant la pièce maîtresse de la nouvelle stratégie maritime entre la RDA et l’URSS. Conçu pour transporter plus d’une centaine de wagons à voie large (1520 mm), répartis sur deux ponts ferroviaires, il représentait l’apogée du génie naval est-allemand dans le domaine des ferries ferroviaires. Pendant plusieurs années, il relia Mukran, sur l’île de Rügen, au port soviétique de Klaipėda, assurant un flux continu de fret industriel entre les deux États socialistes sans passer par la Pologne. Après l’effondrement du bloc soviétique et la réunification allemande, le navire perd progressivement sa fonction ferroviaire originelle et fait l’objet de multiples reconversions. Transformé pour le transport de véhicules et de fret roulier, il change également de propriétaires et de pavillons à plusieurs reprises, traversant une longue phase de carrière dans des rôles très éloignés de sa mission initiale. À partir des années 2010, il est vendu à des opérateurs privés et rebaptisé Petersburg, dans un premier temps pour Scandlines, puis Odeep One, tranformé en navire pêcheur d’eau, pour Ocean Fresh Water, auquel un récit d’élève a déjà été consacré. Finalement retiré du service et devenu trop coûteux à moderniser, il est envoyé en 2021 sur les plages d’Alang, en Inde, où il est démantelé.

Klaipėda (aujourd’hui Aziz Express)
Deuxième navire de la série, le Klaipėda entre en service en 1987 et joue immédiatement un rôle central dans la liaison ferroviaire entre l’URSS et la RDA. Tout comme le Mukran, il assure le transport massif de wagons soviétiques et participe activement à la consolidation du corridor maritime Est-Est. Après l’indépendance de la Lituanie en 1990, le navire passe sous contrôle privé lituanien, avant que Lisco ne soit intégrée au groupe danois DFDS. Au fil des années, le déclin du transport ferroviaire et l’ouverture de nouveaux flux routiers obligent l’armateur à reconvertir le navire, qui devient progressivement un ferry ro-ro traditionnel. Il passe entre de nombreuses mains, change plusieurs fois de nom — Celtic Mist, Saronic Star, Tulip, Ruzgar — et opère dans différentes mers, notamment en Mer celtique, Méditerranée orientale et en mer Égée, pour le compte de Celtic Link, Acciona Trasmed, Tunisia Ferries, Ventouris… En 2018, il adopte son nom actuel, Aziz Express, et passe sous pavillon saoudien. Depuis lors, il navigue principalement en mer Rouge et dans le golfe d’Aden, transportant des camions, du fret roulier et parfois des passagers entre les ports saoudiens et africains.
Vilnius
Mis à l’eau en 1987, le Vilnius est lui aussi construit pour soutenir la liaison Mukran–Klaipėda, en assurant le transport ferroviaire lourd sur voie soviétique. Après la chute de l’URSS, le navire, désormais exploité dans une économie ouverte, doit s’adapter aux nouveaux circuits maritimes. Il est affecté à de nombreuses lignes dans la mer Baltique — Klaipėda–Kiel, Riga–Travemünde, Mukran–Baltijsk — devenant progressivement un ferry polyvalent mêlant fret et transport de véhicules/passagers. Dans les années 2000, à la dissolution de Lisco, il passe sous l’exploitation de DFDS, qui le renomme Vilnius Seaways, transféré sur les lignes de la mer noire de la compagnie, puis est affrété et enfin vendu à l’armateur ukrainien UkrFerry. Sous pavillon ukrainien puis panaméen, il sert plusieurs années sur les lignes de la mer Noire, reliant ports ukrainiens et géorgiens malgré la complexité géopolitique de la région. Entre 2022 et 2024, il est affrété pour des services internationaux en Méditerranée, notamment entre l’Espagne et le Maroc (Algeciras–Tanger Med), où il assure le transport de camions, de remorques et de passagers. Toujours en service, il illustre parfaitement la capacité d’adaptation de ces navires.

DFDS

DFDS
Greifswald (aujourd’hui Antey)
Livré en 1988, le Greifswald constitue le quatrième navire de la série également positionné sur le pont maritime Mukran–Klaipėda. Après la réunification de l’Allemagne, il continue à opérer dans la Baltique sur de nouvelles lignes commerciales, notamment vers Kiel, Travemünde, Aarhus, Halmstad ou Saint-Pétersbourg, devenant un cargo ro-ro particulièrement polyvalent. Il est transféré chez Euroseabridge de 1994 à 1999. Dans les années 2000, à l’instar des autres ferries de la série, il est profondément modifié pour s’adapter au transport routier et au fret mixte. Il est ensuite vendu à UkrFerry, un armateur ukrainien et opère plusieurs années en mer Noire. À la suite des bouleversements géopolitiques récents, notamment la guerre en Ukraine, le navire connaît une évolution notable : en 2024, il passe sous pavillon russe et prend le nom Antey. Après une période de travaux en Grèce, il est repositionné sur la route Ust-Luga–Baltijsk, une liaison stratégique reliant la Russie continentale à l’enclave de Kaliningrad. Cette nouvelle affectation marque un retour aux fonctions quasi militaires et logistiques qui avaient motivé, quarante ans plus tôt, la création de la séri. Aujourd’hui, Antey demeure pleinement opérationnel.

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Kaunas (Kaunas Seaways)
Dernier navire construit de la série, livré en 1989, le Kaunas incarne l’aboutissement technique du programme EGF-321. Affecté à l’origine à la ligne Mukran–Klaipėda, il transporte wagons, conteneurs et fret divers jusqu’au déclin du trafic ferroviaire au début des années 1990. Par la suite, il est l’un des navires les plus actifs de la Baltique, multipliant les affectations sur de nombreuses lignes commerciales reliant Klaipėda, Kiel, Gdańsk, Riga, Liepāja, Karlshamn, Paldiski ou Ust-Luga. Sa grande capacité de chargement et ses ponts adaptés aux convois lourds lui valent de participer à des missions logistiques particulières, comme le transport de segments de tunnels préfabriqués destinés à des projets d’ingénierie tels que la construction du métro de Copenhague. En 2012, il adopte le nom Kaunas Seaways, puis passe sous pavillon panaméen en 2018, au moment où il rejoint la flotte d’UkrFerry. À partir de 2023, il est affrété pour des liaisons méditerranéennes, et en 2024, il entre officiellement en service sur la ligne Algeciras–Tanger Med pour l’opérateur Africa Morocco Link (AML).

Le Kaunas à Marseille

Le navire chez AML à Tanger, photo personnelle
